Pour aller plus loin...

Le Fonds Houtman a lancé un appel à projets sur ce thème, dans le souhait d’aboutir à des outils concrets, réutilisables et transférables pour un maximum d’acteurs de terrain et d’enfants concernés. Un premier axe porte sur la sensibilisation et la formation des acteurs de terrain, un axe dédié aux intervenants de terrain et centré sur la santé des enfants migrants, en particulier leur santé mentale. Un second axe est orienté directement vers les enfants et centré sur leur droit aux loisirs et au jeu.

Sept initiatives ont été soutenues. Les voici détaillées, précédées d’un commentaire de Bernard De Vos, Délégué général aux droits de l’enfant, à propos de l’importance du jeu.

Les règles du jeu : un écho aux valeurs éducatives !

Par Bernard De Vos, Délégué général aux droits de l’enfant

Les droits de l’enfant ce sont bien entendu les droits premiers et primordiaux comme avoir une famille, un toit pour se loger, de quoi se vêtir et se nourrir décemment tous les jours, recevoir une éducation et être protégé. Mais c’est aussi le droit de jouer comme le consacre l’article 31 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant :

  • Les États parties reconnaissent à l’enfant le droit au repos et aux loisirs, de se livrer au jeu et à des activités récréatives propres à son âge, et de participer librement à la vie culturelle et artistique.
  • Les États parties respectent et favorisent le droit de l’enfant de participer pleinement à la vie culturelle et artistique, et encouragent l’organisation à son intention de moyens appropriés de loisirs et d’activités récréatives, artistiques et culturelles, dans des conditions d’égalité.

Malheureusement, la précarisation galopante d’une grande partie de notre communauté, la fragilisation économique et sociale renforcée par une crise financière dévastatrice ont des conséquences immédiates sur les loisirs d’une grande partie d’entre nous. 

Les règles du jeu sont pourtant un écho aux valeurs éducatives, aux fameuses « limites » considérées comme indispensables à construire l’éducation d’un enfant. Mais elles sont apprises, intégrées, acceptées et appréciées comme étant les règles d’un groupe dont les membres vont interagir lors d’un moment agréable et non pas considérées, voire rejetées, comme des normes rigides et froides imposées par les « grands », les parents, les profs, la société…

En jouant, les enfants s’approprient de nombreuses règles de savoir-vivre ensemble et, ce faisant, ils se forment à la vie citoyenne et se détournent naturellement des comportements agressifs ou violents. Toutes les initiatives qui permettent à nos enfants d’avoir accès aux jeux et aux loisirs doivent être encouragées, promues et soutenues non seulement parce qu’elles vont permettre à ces jeunes de se construire en sortant du cadre purement scolaire, mais encore parce qu’elles créent les conditions d’une possible intégration, d’une mixité sociale que d’aucuns essayent désormais de concrétiser en légiférant. Les rencontres que vont susciter les activités de jeux et de loisirs de nos enfants sont la source de souvenirs pour une vie entière et d’un brassage culturel extraordinairement riche dont on ne mesure pas assez les conséquences positives pour le mieux vivre en société.

1. « Les Hirondelles font le printemps… »
Promouvoir une résilience psychosociale et accompagner les deuils de l’exil par les liens créés autour de pratiques sportives et ludiques

Centre d’accueil MENA Les Hirondelles (CPAS d’Assesse)

Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations (IRFAM)

L’objectif de cette recherche est de mettre en œuvre une observation quantitative et qualitative capable d’attester et d’expliquer les apports des activités sportives, culturelles et ludiques sur le développement psychosocial des jeunes résidents, afin de renforcer le travail mené au centre d’accueil MENA.

Danièle Crutzen, la directrice du centre d’accueil Les Hirondelles, en explique les motivations. « Nous étions arrivés à un constat d’inefficacité de nos stratégies psychothérapeutiques avec un public en évolution, essentiellement de jeunes Afghans qui traversent les Balkans pour arriver jusqu’ici dans des conditions particulières et qui ont aussi un rapport à la parole particulier, dit-elle. Ils sont de moins en moins réceptifs aux thérapies par la parole… Quand l’appel à projets du Fonds Houtman a été lancé, nous étions en plein questionnement : que faisons-nous du stress post-traumatique ? Avec comme proposition de travail le sport et les activités ludiques. » En collaboration avec l’IRFAM, le centre d’accueil s’est mis en recherche d’une validation de cette intuition que la réappropriation de soi, avec ce public-là et dans ce contexte-là, passait plus par des pratiques indirectes que par des pratiques psychothérapeutiques en tant que telles. Et en orientant la question vers le développement psychosocial de jeunes qui évoluent sans parents, vers le développement d’habiletés psychosociales résilientes.

Quarante-huit jeunes ont été observés par l’ensemble des acteurs du centre de juillet 2019 à avril 2021. Des interviews ont également été menées avec des acteurs externes au centre, dont des jeunes l’ayant quitté récemment. Les observations ont été notifiées selon des grilles coconstruites par le chercheur de l’IRFAM et le personnel du centre, synthétisées par la direction et analysées par le chercheur de manière cumulative et soumises plusieurs fois à la validation du personnel du centre dans un processus d’interprétation collective. « L’observation participante par les éducateurs a été privilégiée à l’interview des jeunes eux-mêmes, notamment en raison de l’absence d’une langue commune avec au moins la moitié des résidents », expliquent les responsables de ce travail : la directrice du centre et Altay Manço, directeur de l’IRFAM. Pour ne pas susciter de malentendus entre les résidents et l’équipe autour du processus d’observation (susceptibles de biaiser les résultats et de compliquer la gestion du centre), il leur a semblé judicieux de confier aux éducateurs et aux autres professionnels du centre la tâche d’observation des jeunes, une pratique qu’ils appliquent déjà régulièrement à des fins d’évaluation et d’orientation de l’activité ordinaire du centre. L’outil et la focale des observations ont été légèrement adaptés aux besoins de la présente recherche.

1.1. Le groupe observé

Âge. En avril 2021, les jeunes résidents du centre ont en moyenne dix-sept ans. La durée moyenne de résidence au centre est de quatorze mois, ce qui montre le turn-over dans cet établissement dont la capacité est de vingt-neuf lits. Durant la recherche, vingt-trois jeunes ont dû quitter le centre (réaffectation, limite d’âge, etc.) et ont été remplacés par d’autres. Le temps moyen d’observation par jeune est de quatre trimestres.

Langue et nationalité. Vingt-sept résidents sont Afghans, essentiellement locuteurs de la langue pachto ; dix-neuf sont originaires d’Afrique, dont une majorité de francophones. Certains pratiquent un peu d’anglais avec le personnel du centre qui comporte des membres parlant aussi l’arabe et le pachto. Bien que l’intervention d’interprètes externes soit régulièrement nécessaire, ce n’est pas toujours possible. Les jeunes, de même que certains anciens, s’entraident selon leurs niveaux de compétence.

Scolarité. Trente-quatre jeunes sont dans un dispositif d’accueil pour primo-arrivants, dont vingt en processus d’alphabétisation. Les autres poursuivent une scolarité secondaire ordinaire, la majorité dans un cycle professionnel ou en alternance. Leurs écoles se situent en majorité à Namur.

Sport. Seize jeunes pratiquent régulièrement le football dans un club local. Ils sont majoritairement issus d’Afrique. La pratique du cricket de manière auto-organisée au centre concerne onze jeunes, essentiellement d’origine afghane. Dix jeunes fréquentent un cours d’initiation à la natation et autant un club de boxe à Namur, huit pratiquent les arts martiaux au sein d’unions sportives. Cinq jeunes pratiquent ou ont pratiqué régulièrement une activité musicale (hip-hop ou guitare) et six ont comme activité principale le fitness ou la gym qu’ils pratiquent souvent seuls. Presque tous participent à divers degrés à une ou plusieurs activités ponctuelles proposées par le centre ou lancées par les jeunes (visites et découvertes, tournois de mini foot ou de babyfoot, activités de théâtre, cours de guitare, cuisine, jeux vidéo, etc.).

Statut. Durant le temps de la recherche, douze jeunes ont quitté le centre sans solution suite à des réponses négatives à leur demande de protection internationale ; dix-huit ont obtenu une réponse favorable à leur demande (directement ou après recours) ou peuvent encore espérer une réponse favorable. Les autres poursuivent leur procédure administrative. Parmi les jeunes observés, dix-sept ont séjourné dans l’annexe du centre en semi-autonomie, régime qui prépare leur sortie définitive une fois la majorité atteinte. Cela concerne souvent les jeunes qui maîtrisent le français.

1.2. Résultats quantitatifs

Les observations ont porté sur l’évolution de la situation administrative, psychosociale, scolaire, de la santé, de l’activité sportive, culturelle et ludique.

Objectiver les pratiques sportives et ludiques de MENA et en estimer l’impact sur leur capacité de résilience face aux traumas posés par la situation d’exil nécessite de quantifier cette activité sportive et récréative de jeunes résidents dans un centre d’accueil et d’identifier des indicateurs de résilience. « Cet objectif est devenu un véritable défi dans le contexte de la pandémie qui, dès mars 2020, a éteint pratiquement toute activité structurée à l’extérieur du centre d’accueil. L’équipe — réduite — a dû elle-même faire preuve de résilience afin de poursuivre l’accompagnement, les soins et l’occupation des jeunes résidents. Des activités ludiques et sportives ainsi que le soutien scolaire ont été organisés au sein et à partir du centre, mais elles étaient forcément sporadiques et davantage diversifiées. Surtout, elles ne permettaient plus aux jeunes de bénéficier des liens avec les entraîneurs, les animateurs, les coéquipiers ou adversaires sportifs externes au centre qu’ils avaient pris l’habitude de fréquenter », explique Altay Manço.

Les jeunes ont commencé à organiser entre eux des matches et d’autres activités dans, autour et à partir du centre. « Ce fut une riche expérience, mais cela a rendu plus ardue l’observation dans le cadre de cette recherche : les activités de plus en plus hétérogènes se prêtaient mal à une observation standardisée et se déployaient souvent sans la présence des éducateurs », poursuit-il. Cette réserve est importante, car elle permet de pondérer la faiblesse des résultats quant à un impact direct et massif des activités sportives et des liens sociaux qu’elles impliquent sur la capacité de résilience de jeunes exilés. « L’effet découvert est moins direct et plus complexe, enchaîne Danièle Crutzen. De plus, la pratique d’activités sportives et ludiques apparait en concomitance avec des signes de souffrance et de difficultés psychologiques. Cette constatation, d’une apparente contradiction, indique que ces activités sont mises en œuvre comme autant de réponses résilientes face à l’adversité. Elles n’en signent pas le dépassement, mais la prise en charge. »

Activités ludiques et sportives des résidents. L’observation a principalement porté sur la pratique structurée et régulière d’un sport à travers l’affiliation à un club, l’accès à un équipement, la fréquentation d’une équipe externe au centre, etc. Sur les quarante-huit jeunes observés durant près de deux ans, seize ont préféré un sport collectif largement pratiqué en Belgique et avec diverses possibilités de rejoindre des équipes locales, principalement le football. « On constate que cette option intéresse principalement les jeunes issus du continent africain, dont le niveau de maîtrise du français oral permet d’interagir de manière aisée au sein des clubs et qui apprécient leurs talents de joueur », notent les porteurs de cette recherche. Cette activité collective leur permet d’engranger de nombreux feedbacks positifs ou critiques bienveillantes de la part d’adultes (coaches) ou de pairs significatifs. « C’est l’occasion d’un surcroît de confiance en soi qui renforce l’insertion sociale des MENA dans des collectivités locales. Une dimension frappe : les feedbacks en sport suivent de près l’action et l’effet de l’effort est visible rapidement. Cette immédiateté n’est probablement pas sans rapport avec le sens qu’ils trouvent », souligne Altay Manço.

Un deuxième groupe de onze jeunes se cristallise autour de la pratique du cricket, très populaire en Asie du Sud. Il s’agit de jeunes originaires d’Afghanistan parlant très peu le français. Le club le plus proche se situe à une centaine de kilomètres du centre, l’équipement est difficile à acquérir, surtout depuis le Brexit, et les règles sont inconnues des éducateurs… Ce sport fonctionne de facto comme un espace-temps exclusif, regroupant de jeunes initiés. La pratique n’aide pas la création de liens sociaux avec les personnes locales ou le brassage entre résidents de diverses origines. « Toutefois, précise la directrice, l’expérience montre qu’elle a une dimension symbolique forte, canalisant beaucoup d’affects. Lors de différentes épreuves subies par les jeunes, conflits, stress, décision négative… on voit les jeunes Afghans initier spontanément une partie de cricket afin d’accuser le coup. Les battes, tels des objets transitionnels, passent de main en main lorsque des jeunes doivent quitter le centre. »

Six jeunes fréquentent régulièrement les salles de fitness (le centre dispose d’un local de musculation) et/ou pratiquent le jogging. La majorité des jeunes privilégiant cette orientation sportive sont de nationalité afghane. Dix jeunes pratiquent la natation dans une piscine des environs ; ils sont d’origines variées et pratiquent également ou ont pratiqué l’hippothérapie, des activités de type culturel comme des cours de guitare ou une initiation au hip-hop.

Activités scolaires. La plupart des jeunes fréquentent un dispositif d’adaptation scolaire pour primo-arrivants ou un cycle d’alphabétisation. La plupart des MENA originaires de pays partiellement francophones sont placés dans des classes ordinaires, souvent dans un cycle professionnel ou dans l’enseignement en alternance, où ils suivent les mêmes cours que des élèves belges. Pratiquement tous les jeunes originaires d’Afghanistan se retrouvent dans des classes spécialisées où ils côtoient d’autres primo-arrivants, dont de nombreux autres Afghans résidant dans divers centres d’accueil de réfugiés de la région. « Ce n’est pas la moindre des contradictions qui freine le développement des compétences en français… relève Altay Manço. Par ailleurs, certains jeunes n’ont jamais été scolarisés dans leur pays d’origine et ont beaucoup de difficultés à comprendre les consignes sédentaires et abstraites ainsi que le sens des activités scolaires nécessitant le calme et dont les résultats ne sont rendus que longtemps après, de manière écrite et impersonnelle. Le contraire, sans doute, de ce qui se passe sur un terrain de sport ! » Ces difficultés sont source de conflits avec le milieu scolaire et présentent un caractère anxiogène pour les jeunes concernés, ce qui diminue leur implication à l’école.

Activité «administrative». Le score de l’activité dite administrative est une addition du nombre de contacts durant un trimestre avec des acteurs tels que l’avocat, le tuteur, les administrations et la cellule ad hoc du centre. Il mesure l’intensité relative des démarches concernant le jeune. « L’intensité de cette activité, dont dépend l’avenir du jeune en Belgique, est en forte corrélation avec son absence des bancs de l’école et avec l’intensité des soins psycho-médicaux sollicités par le MENA », observe Danièle Crutzen.

Évolution de la santé et du bien-être des jeunes. La quantité et l’intensité des prestations médicales sont autant liées à une forte activité administrative qu’au nombre d’absences à l’école. Il semble également exister un lien entre l’âge d’arrivée relativement avancé des jeunes au centre et les prestations médicales qu’ils nécessitent. Parmi ces soins, l’offre en psychothérapie semble concerner essentiellement des jeunes parlant le français et, conséquemment, ayant une scolarité plus avancée que d’autres jeunes. On constate une corrélation entre la participation à une thérapie et l’âge, les plus âgés étant davantage concernés. Les jeunes orientés vers la psychothérapie semblent davantage en rupture scolaire et développent une interaction plus soutenue avec les éducateurs du centre que la moyenne de l’échantillon. Ce dernier score est négativement corrélé aussi avec le vécu conflictuel à l’école, ainsi que la densité des prestations médicales. « Mieux le jeune se sent, moins il est en conflit avec son environnement et moins de soins il nécessite », résume la directrice. Il apparaît aussi dans les résultats que plus le jeune passe de temps au centre, plus il a l’opportunité de développer des aptitudes résilientes. « Cela signifie que de véritables apprentissages se font dans cette période : nous ne sommes pas uniquement un refuge provisoire, mais aussi un lieu où l’on apprend, à géométrie variable. Et l’intérêt de diffuser des résultats comme ceux-là, c’est d’interpeler les systèmes d’accueil et la manière de penser l’accueil », appuie-t-elle.

Effet de la période Covid. Les écoles étant fermées à plusieurs reprises et pour de longues durées, les conflits et tensions les concernant s’effondrent. L’équipe du centre ressent un surcroît de bien-être chez les jeunes malgré la poursuite de l’activité dite administrative et son lot de stress. Face à l’arrêt des activités sportives habituelles pouvant constituer un contrepoids à l’angoisse, le centre organise ou soutient des initiatives sportives et culturelles variées de même qu’une « école à domicile » compensant les effets du confinement. Le récit de cette période fait par le personnel éducatif laisse entendre un engrangement de bénéfices psychologiques et cognitifs auprès des jeunes : les progrès en français ne sont pas freinés par la fermeture de l’école, la consommation d’antidouleurs diminue drastiquement alors que les prestations médicales, elles, ne diminuent pas. « La période Covid semble avoir eu moins d’effet sur les MENA — et même avoir eu des effets positifs — que les difficultés engendrées par l’activité administrative et surtout scolaire », note encore la directrice.

1.3. Vers une typologie selon la résilience

« La résilience peut correspondre à la capacité d’un individu à maintenir une adaptation optimale, malgré l’expérience d’évènements déstabilisants et des conditions de vie difficiles, définit Altay Manço. Dans notre contexte, cette capacité adaptative peut correspondre à l’évolution régulière du bien-être psychosocial des jeunes durant la période d’observation, indépendamment du devenir de leur scolarité ou de leur processus de demande de protection internationale, par exemple. Nous avons observé l’évolution de leur score de bien-être psychosocial perçu en regard de la variation d’autres paramètres tels que les conflits autour de l’école, l’activité dite administrative, les prestations psychosociales, les activités sportives et culturelles, etc. ».

Il est possible d’effectuer ces comparaisons pour trente jeunes pour lesquels au moins trois trimestres d’observations sont disponibles. Parmi eux, onze résidents présentent une forte corrélation positive entre leur score « bien-être psychosocial perçu » et le nombre de trimestres d’observation : ils sont désignés comme résilients. À l’inverse, six jeunes présentent une corrélation (fortement) négative entre ces deux variables : ils sont identifiés comme vulnérables. Enfin, treize jeunes se situent entre ces deux polarités : ils sont signalés comme présentant un profil intermédiaire.

  • Dans le cas des jeunes vulnérables, la relation entre le bien-être et l’intensité de l’activité sportive et récréative est systématiquement négative : quand l’un augmente, l’autre a tendance à diminuer. En ce qui concerne les jeunes résilients, le rapport est en général proportionnel : quand une de ces deux valeurs augmente, l’autre suit le mouvement avec plus ou moins de force.
  • Des distributions similaires qui distinguent les jeunes résilients des autres sont également obtenues en croisant la variable « bien-être perçu » et l’activité dite administrative. Plus cette activité s’intensifie, plus le bien-être psychosocial des jeunes vulnérables est affecté. Dans le cas des jeunes résilients, la situation est différente : toutes les corrélations sont positives. Quand l’activité administrative s’accélère, l’humeur des résidents résilients ne plonge pas. Elle peut même continuer une évolution positive. C’est précisément cette relative indépendance par rapport au contexte, même difficile, qui caractérise les jeunes dits résilients. Dans le cas des MENA vulnérables, au contraire, on constate une sensibilité plus aiguë aux faits qui concernent notamment le devenir de leur dossier de demande de protection internationale ou ceux impliquant leur vie scolaire. Cette sensibilité est source de stress pouvant conduire certains jeunes à des blocages ou à l’inefficacité, voire à des formes de démission. Les jeunes résilients paraissent aux éducateurs davantage déterminés et indépendants dans leurs choix, là où les jeunes en situation de vulnérabilité semblent indécis et dépendants notamment de leur communauté ou groupe d’amis. « Aussi, ajoutent les porteurs de la recherche, certains paraissent fondus dans ces ensembles et il est difficile de les entendre en tant qu’individu, d’autant plus que l’absence d’une langue commune ne facilite pas les relations éducatives. Ils paraissent ainsi difficilement “lisibles” et risquent de disparaître des radars. Certains profils de jeunes atypiques pâtissent aussi de la même complication. » Cette difficulté de lecture, voire de visibilité, rend plus ardue la prévision des risques psychologiques en cas d’avènement de faits graves les concernant ou concernant leurs proches. En revanche, les jeunes qui se comportent en individus, détachés de leur communauté et a fortiori ceux s’exprimant en français ou anglais, sont nettement plus visibles, audibles et lisibles, et dans la même mesure prévisibles. Ce qui constitue un avantage dans le cadre de la relation éducative : prévenir étant plus facile que guérir.
  • Les jeunes désignés comme résilients présentent une durée moyenne de séjour au centre de dix-neuf mois vs quatorze mois pour les jeunes dits vulnérables et au profil intermédiaire. La qualité des relations entre les éducateurs et les jeunes semble significativement supérieure dans le cas des jeunes résilients comparés aux jeunes vulnérables. « Ces constats montrent l’importance de l’accueil et de l’accompagnement prodigués au centre. Nous constatons également la tendance de l’indicateur d’activités sportives et culturelles des jeunes dits résilients à être supérieur au score des jeunes définis comme vulnérables, montrant également l’apport de ces activités au processus de résilience. La nature de l’activité et son encadrement semblent avoir une importance significative : alors qu’aucun jeune vulnérable ne pratique les arts martiaux, ils représentent une proportion d’un sur cinq dans les autres catégories de jeunes. En revanche, la moitié des jeunes qui pratiquent seuls des activités physiques sont identifiés comme vulnérables », ajoute Altay Manço.
  • L’activité dite administrative est plus intense dans le cas des jeunes résilients et intermédiaires, et c’est le contraire qui est constaté, en toute logique, pour les prestations médicales.
  • Sur les onze jeunes résilients, huit sont d’origine afghane, soit 73 %, alors que ce groupe représente 56 % des résidents du centre. La cohésion de ce groupe ethnique et des activités communes qu’elle génère constitue sans doute un facteur de protection pour ces jeunes, même si elle pourrait ralentir leur insertion dans des groupes davantage mixtes.

1.4. Analyse des observations et approche narrative

Les jeunes observés développent des rapports similaires à l’école (intérêt, absentéisme, conflits…), quels que soient les groupes auxquels ils sont attachés. L’examen des vignettes individuelles des jeunes résilients et de jeunes vulnérables permet d’approfondir et de valider ces divers constats. Là où la quantification standardise les constats et offre des possibilités de comparaison, l’approche qualitative illustre des détails d’importance. La combinaison des méthodes permet d’ajuster la typologie proposée.

La qualité relationnelle. Les vignettes individuelles permettent de confirmer l’importance de la qualité des relations éducatives dans la construction d’une attitude résiliente, non seulement avec les éducateurs, mais aussi avec d’autres acteurs : la confiance engrangée auprès d’un éducateur pouvant rejaillir sur la relation avec une autre catégorie d’intervenants. L’incompréhension est également source de difficultés dans la construction d’un lien bénéfique et empreint de respect mutuel, en particulier dans le cas de jeunes identifiés comme vulnérables. Dans certains cas, ces malentendus conduisent à la perte du contact. Dans d’autres cas, une compréhension mutuelle finit par émerger à la faveur d’un évènement qui rapproche le jeune et l’équipe éducative. Il s’agit de se focaliser sur les besoins spécifiques des MENA au moment le plus opportun : telle est la recette pour positiver la dynamique relationnelle. « Elle demande une attention aiguë et une observation attentive des jeunes, quel que soit le contexte ou l’activité, ce qui n’est pas toujours possible, d’autant que dans de nombreuses situations les décisions importantes qui engagent la vie des MENA sont prises ailleurs et le personnel du centre n’y peut rien », dit Danièle Crutzen.

Le rôle «médiateur» des activités. Le matériel narratif permet d’attirer l’attention sur le rôle « médiateur » des activités sportives, créatives et thérapeutiques, voire scolaires, dans la mesure où elles mettent en relation utile certains jeunes et divers intervenants. Plusieurs jeunes recourent intensément aux activités physiques ou aux jeux vidéo afin de gérer leurs angoisses : « pour se vider la tête », disent-ils. Aussi, les arrêts inopinés des activités comme pendant le confinement et a fortiori les changements de statut ou les transferts posent un défi à ces jeunes qui doivent canaliser leur énergie — ce qui, à son tour, représente un challenge organisationnel pour le centre. En effet, le contexte de la pandémie a occasionné une explosion spatio-temporelle des activités de loisirs. La question se pose alors : comment favoriser le contact avec les jeunes quand les activités sont de plus en plus diversifiées et éclatées ?

« Ce ne sont pas tellement les activités qui comptent, mais les liens sociaux qu’elles génèrent, fait remarquer Danièle Crutzen. Comment ces liens se font ou ne se font pas, c’est la vraiment question de notre recherche. Pour cela, la comparaison entre football et cricket est très intéressante. Le football est beaucoup plus inclusif dans la société d’accueil, collectif, et génère des liens avec des intervenants — que les jeunes appellent des “vrais Belges”. Le rôle du cricket observé pendant la pandémie — gestion du stress, cohésion, résilience — est extraordinaire et mérite d’être mis en exergue. C’est un outil de régulation sociale à la fois pour l’individu et pour le groupe. Il y a un équilibre à trouver entre les deux, aller à la rencontre des “vrais Belges” sans pour autant foncer tête baissée. »

La balance groupe/individu. Pour quelques jeunes, la confrontation à soi dans le cadre d’activités sportives, culturelles et ludiques semble avoir une grande importance dans la construction d’une résilience et cette observation est également soutenue par les interviews menées auprès des jeunes ayant récemment quitté le centre. « Dans l’échantillon observé, ils sont plusieurs à passer par cette phase de durée et d’issue variables. Certains ne sortent jamais de leur monde et parfois n’en éprouvent pas le besoin, se satisfaisant d’un endogroupe proche ou distant pour un projet migratoire fixé. En effet, pour beaucoup de jeunes, le groupe culturel propre sert sinon de tuteur de résilience, au moins de lieu refuge, surtout dans la période qui suit l’arrivée au centre », remarque Altay Manço.

On remarque dans la plupart des vignettes l’importance du cricket comme espace-temps de ralliement communautaire, une temporisation qui assemble, renforce et rassure, voire une allégorie de la vie en Afghanistan. Le groupe, son jeu, ses complicités et concurrences, et ses moments de convivialité ritualisée constituent les clés d’une gestion groupale des émotions face à des difficultés comme l’incertitude du séjour, l’éloignement de la famille ou le confinement. Pourtant, vivre le groupe représente un coût psychologique. Aussi, certains instrumentalisent le rapport au groupe ethnique (amis au centre ou ailleurs, la famille au pays ou ailleurs) dans une alternance de conflit et de fusion, à des fins d’édification personnelle. Là où d’autres jeunes préfèrent quitter ces cercles, élargir leur espace relationnel et diversifier leurs contacts…

L’effet libérateur des décisions d’autorité. L’obtention d’un statut de protection est toujours un déclencheur d’empowerment… Il convient toutefois d’élargir ce constat à d’autres décisions, parfois mineures, qui impliquent la vie des jeunes : changement de chambre ou passage en semi-autonomie, changement de classe ou d’école, de club de football, de centre d’hébergement, de ville, etc. Quand ces décisions d’autorité vont dans le sens des aspirations des jeunes, l’effet libérateur est immédiat et renforce leurs capacités dans bien des domaines connexes comme la socialisation, le bien-être en général. « Nous constatons également une contamination de l’humeur des jeunes par les décisions négatives qui concernent leurs amis, résidents ou non à Assesse, les départs, les exclusions, etc.  L’absence de réponse à des requêtes ou la suppression d’activités — même pour des cas de force majeure — entament l’humeur de certains, surtout si ces circonstances se succèdent à brève échéance. Certains MENA ont des difficultés à gérer de telles frustrations répétitives. »

Si le centre d’accueil n’est pas partie prenante dans la plupart de ces mécanismes décisionnels, on constate que les réactions parfois violentes des jeunes le prennent pour cible en cas de frustration, mettent parfois en question ses règles ou son personnel. En revanche, le déblocage ou l’avancée de certains dossiers essentiels, comme le statut de séjour ou la scolarité, engage un cercle vertueux marquant la progression du jeune et son adhésion au centre, ainsi qu’à ses principes. Les hauts et les bas sont légion dans l’évolution des jeunes MENA et ils ont des difficultés à comprendre les incohérences et les limites des systèmes comme l’enseignement ou la gestion du droit d’asile. Les jeunes sont surtout taraudés par les attentes interminables, les silences assourdissants et le manque d’information des leurs. Toutefois, les aides et l’accès à des clés de lecture semblent avoir un effet rassurant pour certains d’entre eux ; elles renforcent également la relation éducateurs/résidents, en fonction des potentialités de chaque MENA. « L’accueil, aime à rappeler Danièle Crutzen, ça commence par dire bonjour et souhaiter la bienvenue. C’est exprimer des égards envers ceux qui ont marché. C’est reconnaître qu’ils n’ont pas marché jusqu’ici par hasard. C’est transformer l’attente en écoute d’abord, en action ensuite. C’est prendre des précautions à l’égard des imaginaires, des patrimoines symboliques, des deuils et des colères : c’est accepter leur pédagogie. »

1.5. Des outils

Des outils sont développés à partir des résultats de cette recherche. Un matériel profitable à différents secteurs et contextes, jeunes et adultes, réfugiés ou non. On pense aux IPPJ, qui sont aussi des lieux de concentration de jeunes coupés de l’extérieur. « Ce qui est transposable partout, ajoute Danièle Crutzen, c’est l’écoute. Quitter la posture de celui qui sait. Et dans cette écoute, il y a beaucoup de réciprocité. Cela résume quelque peu l’esprit dans lequel on travaille, tout en sachant que c’est fragile et expérimental, à notre petite échelle. » Un ouvrage collectif compilera les projets soutenus par le Fonds Houtman sur ce thème de l’enfance en migration et qui sont présentés dans la suite de ce dossier.

1.6. Contact

Les Hirondelles (CPAS d’Assesse)

Danièle Crutzen, directrice

Rue de Lustin 50 à 5330 Maillen

Tél. : 0476 91 25 46

Courriel : Daniele.Crutzen@assesse.be

 

IRFAM

Altay Manço, chercheur

Tél. : 0477 62 56 72

Courriel : amanco@irfam.org

2. « La Caravane des rêves. Parce que rire est vital ! »

Clowns sans Frontières

 

Clowns sans Frontières Belgique (CSF) est une organisation non gouvernementale artistique et humanitaire qui intervient partout dans le monde pour apporter, à travers le rire, le jeu et le spectacle, un soutien moral et émotionnel à des populations victimes de crises humanitaires ou en situation de grande précarité, en premier lieu les enfants. Des artistes professionnels interviennent bénévolement en lien avec des associations locales ou des ONG internationales. Ils offrent leur art le temps d’une mission pour redonner aux enfants et à leur entourage le goût de sourire et de se reconstruire après un conflit ou une catastrophe.

 

Clowns Without Borders International est un réseau mondial (la première association est née en Espagne en 1993, et en Belgique en 2001) qui compte à présent quinze chapitres travaillant de manière indépendante, mais qui partagent une charte et des valeurs communes. Au début, les missions étaient surtout internationales – « des clowns humanitaires » – dans des pays en guerre ou qui ont connu des catastrophes naturelles, où la population est soumise à des conditions difficiles. « Comme Médecins sans Frontières amène des soins médicaux, nous amenons des soins psychosociaux », résume Serena Galante, coordinatrice de CSF-Belgique. L’ONG est ouverte à tout artiste qui a envie de se lancer dans un processus de partage avec des populations migrantes. Depuis un peu plus de vingt ans, elle a à son actif 178 missions dans 38 pays.

La section belge de Clowns sans Frontières a développé très tôt des interventions en prison, dans des centres d’accueil pour femmes battues, des centres d’accueil d’urgence, pour primoarrivants, pour des associations de terrain dans les quartiers défavorisés et en partenariat avec Fedasil, la Croix-Rouge/Rode-Kruis, Samusocial et Caritas. Suite à l’afflux de demandeurs d’asile, l’ONG a décidé de consacrer une partie importante de ses ressources pour assurer une présence au sein des principaux centres d’accueil, avec un focus particulier pour le public infantile.

Le projet « Caravane des rêves » est né en 2016, avec principalement des stages organisés en Région bruxelloise. La collaboration avec le Fonds Houtman a permis d’étendre cette activité à la Wallonie. « Caravane des rêves est à la base un projet d’intégration, explique Serena Galante. L’idée était de mêler des enfants belges à des enfants réfugiés durant un stage de cinq jours autour des arts du cirque et d’un spectacle monté ensemble. À cause du Covid, nous avons dû revoir le projet et nous orienter uniquement vers les résidents des centres d’accueil de réfugiés. »

2.1. Les stages prévus

Pendant une semaine des jeunes d’origine étrangère se mélangent à de jeunes Belges. Ensemble, ils vont créer et développer un regard ouvert sur le monde et sur chacun. La rencontre se déroule sous forme d’ateliers dans lesquels ils découvrent des techniques d’expression : théâtre d’ombres, cirque et arts urbains, au travers d’une pédagogie active. Chaque stage se clôture par la création d’un spectacle auquel sont conviés familles, amis, résidents des centres. L’un des objectifs est de mélanger les publics. « C’est une opportunité pour les jeunes de se rencontrer, faire connaissance et partager des moments ludiques, explique Serena Galante. Cela leur fait prendre conscience de leurs atouts, de leurs talents, mais aussi de leurs faiblesses dans un cadre convivial et en toute sécurité. » La création et la présentation d’un spectacle en sont l’apothéose. « La scène est une plateforme d’expression. Les arts proposés lors du stage apportent des outils pour la création d’un numéro de cirque, d’une chorégraphie ou d’une chanson. Création personnelle et ouverture vers les autres et le public sont des défis qui permettent d’augmenter la confiance et l’estime de soi. » Le public qui y assiste est aussi mélangé. Souvent, l’intégration commence par les enfants et les parents embrayent…

© Clowns Sans Frontières

2.2. Refonte du projet

En 2019, deux stages sont organisés en Wallonie avec plus d’une trentaine de participants. Et des partenariats locaux se nouent. Hélas, c’était sans compter les bouleversements provoqués par la pandémie de Covid-19. « Toutes nos activités ont été annulées, regrette Serena Galante. Lors du premier confinement, nous n’avons cessé de penser à la meilleure façon de continuer à accompagner notre public, car la pandémie a accentué la discrimination des migrants et leur qualité de vie dans les centres d’accueil. » Dans l’impossibilité de proposer le projet en l’état vu les restrictions sanitaires interdisant de mélanger les groupes de jeunes locaux et de résidants dans les centres d’accueil, les objectifs de Clowns sans Frontières ont été remaniés. Il s’agissait dès lors d’offrir un moment de rire partagé aux familles résidant dans les centres d’accueil pour recréer de la socialisation et apaiser les tensions via les spectacles des jeunes et ceux donnés par des artistes professionnels (Migracirque) ; d’offrir un espace de rencontre et de socialisation aux jeunes à l’intérieur du centre pour faire connaissance et partager des moments ludiques (ce moment leur donnant des clés pour continuer à jouer et créer ensemble dans le centre par la suite) ; et toujours un spectacle final. Et puis il y a eu les grandes inondations de juillet… Cette adaptation permanente aux circonstances a néanmoins fourni quelques pépites, comme à Yvoir où le stage a pris une tout autre dimension. « Bloqués sans électricité dans les centres, les enfants ont aidé les adultes à nettoyer et faute de spectacle à présenter, ils ont organisé une parade clownesque dans les rues. Cela a ramené le sourire sur de nombreux visages ! », se souvient Serena Galante.

2.3. Évaluation

Après trois ans de soutien du Fonds Houtman, CSF a atteint ses objectifs : l’activation du processus de résilience ; la création de lien social au sein des centres d’accueil, tant entre résidents, enfants, familles et MENA qu’avec les équipes encadrantes ; l’amorce d’un processus d’intégration par l’échange culturel. « Grâce à La Caravane des rêves, à travers le rire et l’imagination, les enfants ont été emportés dans un voyage qui leur a permis de resocialiser, de canaliser leur violence, de dépasser leurs propres frontières et celles du monde autour. Au moyen de divers exercices et jeux, ils ont appris à se reconnaître et à rencontrer l’autre, l’ailleurs », résume Serena Galante.

Dans le cirque, la collaboration va de soi : si on ne travaille pas ensemble, on ne va pas y arriver. L’écoute également, la coordination des groupes, la confiance en soi. « Ce sont des populations marginalisées, défavorisées, et le spectacle devant un public augmente les statuts des enfants », observe-t-elle. La mixité, la diversité fait partie de la vie de tous les jours des centres où des cultures différentes doivent vivre ensemble. « On s’est rendu compte que notre action apaisait parfois ces tensions, le fait d’être tous sous un même chapeau artistique les aplanit un peu. On a vu aussi des enfants s’ouvrir aux autres. Je pense à un petit Syrien qui ne parlait avec personne au début du stage, et qui finalement était le plus engagé, le plus content le jour où il a pu se produire sur scène. »

2.4. Des dossiers pédagogiques

« Notre objectif est de laisser une trace de notre passage, de nos missions, précise Serena Galante. Pour cela, nous organisons sur place des ateliers pour des professionnels de l’enfance et nous travaillons à la création d’outils pédagogiques utilisables en dehors de notre présence. » Ces dossiers sont disponibles sur demande. « Apprendre par le rire », par exemple, rassemble les exercices, chansons et expériences menées partout dans le monde ; il s’enrichit année après année. L’ONG a également conçu un autre dossier intitulé « Rire pour la paix ». Il fait suite à ses interventions en milieu scolaire à Bruxelles sur la non-violence.

2.5. Contact

Clowns sans Frontières Belgique

Siège social : Rue du Midi 74 à 1000 Bruxelles

Adresse courrier : Kevin Brooking, Chaussée de Vleurgat 15 à 1050 Ixelles

Courriel : info.cmsf@gmail.com

Site : www.cmsf.be

3. « Welcome chez vous »

ABC Cinéma

ABC Cinéma est une association reconnue par la Province de Liège comme organisme d’éducation permanente. Elle affiche dix années d’expérience dans la réalisation de projets liés à l’image menés exclusivement avec un public de jeunes et issu de l’immigration. En collaboration avec l’ensemble des acteurs socioculturels implantés dans la commune de Herstal, ABC Cinéma a proposé de réaliser des films et d’offrir aux jeunes un atelier de jeu d’acteur hebdomadaire pendant deux ans.

3.1. Les objectifs

Les objectifs visés sont très nombreux, entre autres donner à ces jeunes le goût de l’art et la possibilité de faire fonctionner leur imaginaire, créer des décors et des costumes, jouer en français, leur permettre de sortir d’une forme de solitude et d’un sentiment de perdition, aiguiser leur sens critique face aux grands enjeux de notre société… « Amener de la joie de vivre au milieu du marasme, c’était notre fil conducteur, synthétise le réalisateur Patrick Alen, responsable du projet. Les enfants se réjouissaient de venir tous les mercredis, parce l’atelier fermait la porte à tous les ennuis que rencontrent leurs parents et qu’ils endurent également, telles des éponges. Ici, ce sont des gamins normaux qui ont envie de jouer, qui ont envie d’aller sur Facebook, qui ont envie de faire des vidéos sur TikTok avec les copains… » Les jeunes sont passés par toutes les étapes de conception et de réalisation : écriture de scénario, travail sur le personnage, improvisation, exercice sur le non-verbal/mime, jeu dans l’espace, jeu sur la confiance mutuelle, orthophonie, diction, motricité et danse, time lapse et stop motion, répétitions des scènes, effets spéciaux, enregistrements sonores et chant, cadrage, tenue de la caméra, du clap, de la perche micro, tournages et post production…

3.2. De beaux résultats

Ils sont tout aussi nombreux. « Avoir réussi à les faire jouer en français, et puis la cohésion du groupe, car ce sont des gosses et de temps en temps ils se chamaillent, liste Patrick Alen. Certains étaient extrêmement timides et n’osaient pas s’exprimer. Face aux autres, c’était déjà compliqué, alors face aux autres avec une caméra ! Ça leur a donné de la confiance, la confiance en eux d’abord. Et puis je crois qu’on a réussi à tisser avec eux la confiance en l’adulte. Nous étions trois ou quatre dans l’équipe d’animation chaque mercredi, et on a réussi à fonder une relation un peu familiale et à fédérer une forme d’ambiance et de confiance mutuelle. » Il y avait au programme de nombreux exercices d’impro, d’exercices autour du vocabulaire. « Des choses très ludiques, ajoute-t-il. Et puis évidemment les faire jouer des fictions, les faire jouer les intentions, dans l’idée du coaching cinéma, a libéré quelque chose en eux. Les plus timides au départ se sont avérés les plus audacieux à l’arrivée. » Tant d’éléments favorisés par la longue durée du projet. Un bon indicateur : sur les quatorze inscrits, tous l’ont mené à terme.

© ABC Cinéma

« Très vite, poursuit le réalisateur, ils ont évolué dans le langage, tous les langages. Nous avons travaillé avec eux le langage parlé, mais aussi le non-verbal. Nous avons aussi organisé des master classes, nous avons invité un magicien, un autre metteur en scène, on les fait chanter, danser. Comme au cinéma, on multiplie les actions. Le but ultime de nos ateliers, c’est d’interpréter, de jouer. » Jouer, c’est bien le terme exact. Il souligne encore l’enthousiasme dont les jeunes ont fait preuve, l’envie. « Elle n’était bien sûr pas présente tous les mercredis pendant les trois heures de l’atelier, mais elle était tout le temps là en filigrane. Sur certains axes toutefois, on pensait que ce serait facile, par exemple l’interprétation ou la qualité de l’interprétation, mais être comédien ce n’est pas si simple. Ce qui m’intéressait, c’était de les faire aller un petit peu plus loin, d’essayer de les amener là où eux-mêmes allaient être surpris de ce qu’ils font. »

L’un des objectifs affichés était d’aiguiser le sens critique des jeunes face aux grands enjeux de notre société. Car au-delà de l’atelier, du jeu et du tournage, les discussions vont bon train. « Il y avait du débat, raconte Patrick Alen. Le respect des choses, le respect des gens, nous avons beaucoup insisté là-dessus. Parfois il y avait de petits dépassements, et du recadrage. On en parlait ouvertement : les règles, c’est quoi ? C’est ce qui nous amène à tout vivre en société. Notre atelier est une école de vie. »

Les jeunes ont touché à l’extraordinaire. Le tournage, une équipe étoffée de professionnels… Il se passe quelque chose de magique sur un plateau. « C’est un art qui n’est pas si accessible que cela, reconnait le réalisateur. On utilise des technologies, des optiques… Les jeunes sont émerveillés par le résultat après montage, avec les musiques… Croiser leur regard à ce moment-là, c’est génial ! »

L’objectif n’était pas de les éduquer aux médias, mais ils ont appris énormément de choses. « Ils savent aujourd’hui que le cinéma c’est long, qu’il faut attendre… et ils ont compris la mécanique : champ/contrechamp, plan large ; quand le son n’est pas bon, on refait la scène ; si tu te grattes la tête à gauche puis à droite, le raccord ne fonctionne pas… Ils ont aussi utilisé le micro, les casques, la caméra, ils ont pu expérimenter. Ils ont capté les intentions de jeux, étonnés qu’un même texte puisse avoir des significations différentes selon qu’on le prononce de façon joyeuse, fâchée, étonnée… » Dans la vie c’est pareil, on peut interpréter différemment une même phrase, un même SMS…

3.3. Quelques difficultés

Il n’y a eu que peu de freins linguistiques et d’entraves en raison des différences culturelles ou des diverses ethnies du groupe. « Nous nous avons cependant dû revoir certaines de nos ambitions à la baisse, notamment sur leur capacité à retenir un texte correctement, même court, et, donc adapter l’ensemble des exercices afin d’obtenir des résultats satisfaisants. » Les animateurs ont aussi constaté qu’il était parfois difficile de garder les jeunes concentrés plus de trois heures, ils ont donc adapté les journées de tournage et de production et étalé le travail sur plus de jours. Mais en mars 2020, le couperet tombe : confinement pour l’ensemble de la planète. Et pour ce projet, c’est la mise au placard pour quelques mois. « Les scénarios ont été modifiés et nous avons dû réorienter nos objectifs, en tout cas les travaux successifs pour arriver à réaliser plutôt un documentaire qu’un film, une rétrospective de ces deux années d’atelier avec les jeunes. »  Ce documentaire sera bientôt à découvrir ici.

3.4. Contact

ABC Cinéma

Rue P. Janson 99 à 4460 Grâce-Hollogne – tél. : 0495 123 126

courriel : abc.cinema.asbl@gmail.com

site : www.abc-cinema.com

4. « La marionnette liégeoise, outil social et culturel »

Karim Aït-Gacem et le Musée de la Vie wallonne

Guide au Musée de la Vie wallonne, Karim Aït-Gacem officiait de temps à autre comme planquet, comme assistant du marionnettiste du théâtre liégeois. « J’aimais aussi voir Anthony Ficarotta sculpter dans son atelier, dit-il. À la même époque, je suivais un certificat en pratique philosophique à l’université, et tout de suite j’ai fait des liens entre ces deux activités. Je trouvais vraiment intéressant de s’approprier la marionnette en la ponçant. Travaillant aussi dans le social et adepte de nouvelles choses à proposer aux jeunes et aux enfants, j’y ai vu l’occasion d’attirer un public moins conventionnel, moins habitué au théâtre de marionnettes. »

Les héros Tchantchès et Nanesse, des Sarazins et des Maures aux représentations plutôt négatives… n’y aurait-il pas d’autres figures plus identificatoires que la galerie des personnages folkloriques traditionnels ? « Nasreddin Hodja est un élément central de notre projet. Le but était d’instaurer de la diversité, d’amener des personnages issus de la culture du pays d’origine des enfants qui participaient aux ateliers et aux stages », présente-t-il, s’appuyant sur les travaux de Laurent Licata, professeur à l’unité de psychologie sociale et interculturelle de l’ULB sur l’intérêt de valoriser la culture d’origine des enfants ou de leurs parents. Dans ses travaux, L. Licata travaille la notion d’interculturalité et notamment l’idée que des individus qui s’identifient à un groupe (pays d’origine des parents, apparence physique, endroit où on vit…) qui peut être dénigré ou avoir une mauvaise image (l’Afrique et la pauvreté, l’Islam et le terrorisme…) vont avoir besoin d’images positives et valorisantes de leur groupe d’appartenance. Ils peuvent aller chercher cette valorisation dans le sport (équipe nationale de football du pays d’origine dont ils vont arborer la vareuse), dans des valeurs (hospitalité, courage), dans la religion (pureté) ou même la politique (président ou leader du pays d’origine). « Cette recherche d’exemple ou de valeur peut se faire dans une démarche plus positive si ce sont des chanteurs, écrivains, journalistes, médecins vous ressemblant qui réussissent dans le pays dans lequel vous vivez », ajoute Karim Aït-Gacem. Lors des animations, des enfants issus de l’immigration récente se sont attachés très vite à ce personnage haut en couleur, et des « belgo-belges » n’ont eu aucun mal non plus à s’identifier à lui. Il faut dire que Nasreddin a toutes les qualités : truculent, insolent, maladroit, il a aussi l’avantage d’être originaire de nombreux pays, de l’orient au Maghreb en passant par la Turquie et l’Europe de l’Est. »

4.1. Objectifs des ateliers

Ils sont variés : progrès dans l’apprentissage du français et l’expression orale ; assiduité et constance dans l’effort, notamment dans la phase sculpture ; catharsis au niveau de l’emploi de la marionnette, capacité à se raconter et à parler des épisodes difficiles par son intermédiaire ; implication de la famille et des parents de l’enfant, notamment lors du spectacle ; inclusion et collaboration avec les enfants natifs de Belgique ; échange culturel.

© Karim Aït-Gacem

Les ateliers ont débuté en 2019 à l’école Vieille-Montagne, dans le quartier Saint-Léonard, qui brasse un public mixte d’enfants des alentours et d’enfants dont les parents sont attirés par sa pédagogie Freinet. Puis le Covid arrive, et le premier confinement. Impossible de continuer les ateliers à l’école vu la situation sanitaire, il a fallu s’adapter, chercher de nouveaux partenaires, dont la Bibi, une maison de jeunes doublée d’un centre de créativité également située dans le quartier populaire de Saint-Léonard. Les jeunes qui la fréquentent sont pour l’essentiel issus de l’immigration (très) récente. Un stage y a pris place pendant une semaine au mois d’août, suivant les mêmes modalités que les ateliers dans l’école. Autre partenaire, la maison de jeunes Baraka, dans le quartier Sainte-Marguerite, où le stage s’est déroulé pendant les vacances de la Toussaint, lors du second confinement.

Le modus operandi est similaire d’un lieu à l’autre. Une première séance est consacrée à l’établissement des règles communes, à la découverte du personnage de Nasreddin Hodja et au maniement de marionnettes à tringle. Par la suite, les enfants travaillent sur leurs marionnettes, des marionnettes neutres préalablement sculptées. Ils prennent en charge le ponçage, la pose d’une première couche de peinture blanche, d’une deuxième couche de couleur et enfin l’assemblage des costumes choisis à partir de chutes de tissus. Ils finalisent leurs marionnettes, toutes différentes, optant pour le personnage de Nasreddin ou pour d’autres protagonistes. « Après quelques exercices de déplacements et de mouvements de la marionnette, raconte Karim Aït-Gacem, nous avons travaillé les voix qu’allaient prendre ces personnages. De petites histoires sont créées collectivement et chaque participant s’en approprie une qu’il doit mener à bien jusqu’à la représentation. En plus du maniement des marionnettes sur un castelet fabriqué pour l’occasion, les enfants sont responsables de leurs décors, une grande feuille A2 dessinée ou peinte servant de fond. Pour la musique, ils ont la possibilité de travailler un accompagnement avec des percussions ou un glockenspiel. Nous avons essayé de trouver un équilibre entre les activités individuelles et collectives. » Les représentions finales, à huis clos vu les circonstances, ont été filmées pour que les enfants puissent en garder le souvenir et les montrer à leurs parents.

4.2. Pratique philosophique

Les règles de fonctionnement de l’atelier sont définies ensemble, chaque enfant pouvant proposer une règle qui était ensuite discutée par le groupe, l’animateur étant chargé d’organiser la discussion. « Un enfant a proposé l’interdiction de crier. D’autres ont objecté qu’on aurait peut-être à crier pour les besoins du spectacle. Nous nous sommes demandé si cela pouvait gêner les autres occupants des locaux. Des enfants sont allés s’en enquérir et finalement, devant l’absence d’objection, il a été décidé qu’il était interdit de crier à l’exception des moments de jeux avec la marionnette si l’histoire le nécessitait », raconte Karim Aït-Gacem. Il reconnait que cette procédure prend un certain temps, mais qu’elle permet un fonctionnement beaucoup plus fluide, une dilution du rapport d’autorité entre l’enfant et l’adulte et aussi une responsabilisation de l’enfant dont l’avis est pris en compte et qui s’essaie à l’exercice démocratique.

4.3. Le travail manuel

Grâce au partenariat avec le Musée de la Vie wallonne, les enfants et les jeunes ont reçu des marionnettes sculptées par Anthony Ficarotta, qui a répliqué un modèle de Nasreddin pour chacun d’eux. « Nous avons choisi de travailler avec des marionnettes sculptées en lien avec les spécificités de la marionnette liégeoise, mais aussi en tenant compte des publics avec lesquels nous allions travailler, des enfants qui vivent déjà la récupération dans leur vie quotidienne et à qui il nous semblait important d’offrir un objet issu d’un geste artistique, réalisé par un professionnel », ajoute Karim.

Les enfants devaient poncer la marionnette avec du papier abrasif afin que le bois soit doux au toucher et permettre à la peinture d’accrocher. Un mauvais ponçage, et la peinture s’écaille… Les gestes requis ne demandaient pas une haute technicité, mais de l’effort et de la constance. « Ce travail aurait pu paraître rébarbatif, or ces moments manuels étaient de vrais moments de calme et de silence juste perturbés par le bruit du frottement », constate Karim Aït-Gacem. C’est Anthony Ficarotta qui a eu l’idée de confier la tâche du ponçage aux participants. Il cherchait un moyen de créer de l’attachement à leurs marionnettes, de les rendre uniques alors qu’elles sont toutes semblables au départ. Son intuition était bonne, et cela a aussi permis de créer des moments de bien-être pour chacun.

4.4. Entrer en marionnette

Lors des premières séances de jeux, une fois la marionnette terminée, on se met en cercle et chaque enfant est invité à dire bonjour avec sa marionnette. Le jeu, c’est de ne pas reconnaître la voix habituelle de celui qui manie la marionnette. On va ensuite s’intéresser au langage non verbal. Sans émettre de paroles, comment une marionnette va-t-elle faire passer des émotions comme la peur, la joie, la timidité ? Les enfants s’essaient. Ils font trembler leurs marionnettes, la font sursauter. « Nous finissons cette première rencontre par un tour de compliments. La marionnette s’en charge… Ce tour permet de s’effacer complètement derrière la marionnette, de montrer qu’elle peut aller plus loin que nous, qu’elle autorise beaucoup de choses. »

4.5. Des points d’attention

Lors des ateliers organisés à la Bibi et à la Baraka des situations de blocages sont apparues lorsque les animateurs demandaient aux jeunes de s’exprimer dans leurs langues d’origine (arabe, turc, kosovare) avec les marionnettes. « Nous avons creusé cette question et tous ces témoignages convergent vers un schéma récurrent de rejet de la langue des parents par des jeunes ayant intégré le rejet conscient ou inconscient qu’elle provoque », analyse Karim Aït-Gacem, signalant aussi de la césure qui s’opère entre la maison où se parle la langue maternelle et l’extérieur où on parle le français. « Lors des journées d’échange à la Baraka, poursuit-il, des animateurs de théâtre ont fait le même constat, parlant de langue coincée à l’intérieur. La question est d’importance, car source de conflictualité interne et de dévalorisation pour l’enfant, mais aussi d’appauvrissement, car ils peuvent perdre la maîtrise d’une langue source de richesse culturelle et permettant d’ouvrir des horizons professionnels. »

Pour la langue française, un travail a été fait sur le vocabulaire. « Lors du premier stage à la Bibi, des enfants avaient vécu douloureusement le fait de ne pas maîtriser certains mots, ce qui les rabaissait par rapport aux autres. À la Baraka, nous avons travaillé à dédramatiser et dompter les mots récalcitrants. Un maître du dictionnaire était désigné lors du processus de création d’histoire. C’est à lui qu’incombait de chercher des synonymes pour remplacer les mots que l’on jugeait trop banals. On les choisissait le plus souvent pour leur sonorité. Ce dispositif a permis de travailler le vocabulaire et l’aspect ludique a permis de dédramatiser les enjeux. »

Mobilisé par l’idée de mélanger des publics de différentes origines et de différentes classes sociales, le projet s’est heurté à des situations qui n’évoluent pas dans le sens souhaité. « La Bibi n’est plus fréquentée que par les classes populaires issues de l’immigration récente, regrette Karim Aït-Gacem. À la Baraka, tous les projets créatifs ou musicaux représentant la culture dite légitime sont boudés par les publics populaires… Nous allons travailler sur ces questions et échanger avec parents et enfants, essayer de mettre en lumière les freins et les obstacles pour ensuite modifier les différents éléments de blocage. »

4.6.Pérennisation du projet

Ce projet a pu voir le jour grâce au soutien du Fonds Houtman pendant deux ans, ce qui a permis d’acquérir du matériel et de consacrer un temps important au développement des ateliers et aux approfondissements nécessaires à leur amélioration. Aujourd’hui, le projet est capable de voler de ses propres ailes.

4.7.Contact

Karim Aït-Gacem

Tél. : 0477 19 69 54

Courriel : kaitgacem@gmail.com

5. « S’épanouir à travers nos cent langages »

ékla (Centre scénique de Wallonie pour l’enfance et la jeunesse).

 

Découvrir des spectacles et participer à un atelier de création, c’est l’essence de ce parcours artistique et culturel proposé à un groupe de jeunes du centre d’accueil Fedasil de Morlanwelz. Isabelle Limbort-Langendries, coordinatrice de projet, en résume les enjeux : « Réapprendre à jouer, à s’émerveiller et à rêver, partager sa langue maternelle et sa culture, oser se dévoiler par la danse, les chants, les mots, les dessins… tout en s’inscrivant dans une dynamique collective et pluriculturelle ».

 

Au cours des sept séances qui ont eu lieu entre décembre 2019 et mars 2020, dix-sept jeunes ont foulé le plateau, la taille du groupe fluctuant en fonction de la réalité du centre d’accueil (départ à la suite d’un avis positif ou négatif à leur demande d’asile, départ en ILA…). La crise sanitaire a malheureusement cueilli cet atelier en plein vol et le projet a dû être repensé sous la forme d’un stage d’une semaine, du 13 au 17 juillet 2020. « Après la période de confinement, ce stage – appelé “Come and dance” – nous a semblé une forme idéale pour proposer un engagement physique plus intense afin de remobiliser les jeunes qui étaient déjà engagés dans notre parcours et de le clôturer avec eux », explique Isabelle Limbort-Langendries. Les circonstances ont permis à cinq d’entre eux d’y participer et le groupe a accueilli quatre nouveaux membres.

5.1.L’importance du cadre

Le projet et le processus de création reposent sur un partenariat d’adultes apportant chacun ses compétences : l’artiste, Milton Paulo Nascimento de Oliveira, danseur et chorégraphe ; les éducateurs du centre Fedasil (dont Natacha Bulpa, éducatrice référente) ; le médiateur culturel, Isabelle Limbort-Langendries, de ékla. « C’est vraiment notre philosophie, insiste celle-ci. On fonctionne avec ce trinôme dans les écoles et ailleurs. L’éducateur est celui qui va permettre la continuité, le lien avec le quotidien des jeunes. C’est lui qui les connaît le mieux. L’éducateur permet également d’alimenter le désir entre les séances, parce qu’il y a de grosses chutes d’énergie dans la vie de ces jeunes. Il connaît parfois un peu leurs langues et il a installé d’autres codes de communication avec eux, ce qui facilite les ateliers. Il y participe d’ailleurs, tout comme nous. On fait tous les échauffements, le travail de plateau, puis on laisse progressivement la place aux jeunes. L’idée, c’est de vivre tous organiquement les choses, et ici en particulier de développer d’autres langages : le sensible, le corporel, et de créer une expérience commune qui nous permet de dépasser beaucoup de barrières, qu’elles soient linguistiques, culturelles ou religieuses. »

Le rôle du médiateur est tout aussi essentiel, même s’il ne saute pas aux yeux. Il crée un cadre bienveillant. « Comment ? Déjà en disant aux participants “bienvenue chez vous”, en veillant à ce qu’il y ait toujours un accueil café et des petits biscuits, des fruits, détaille Isabelle Limbort-Langendries. On prend soin de ces petits éléments-là, on prend soin de leur faire découvrir un lieu culturel avec des projecteurs, avec du son, avec un plateau de danse… On leur offre un cadre différent, une bulle de trois heures, une rupture avec leur quotidien, un espace ludique où ils peuvent être audacieux sans prendre de risques mortels, où ils peuvent oser se dévoiler sans avoir peur de quelque chose au sein d’une procédure, où ils peuvent parler leur langue maternelle parce que c’est valorisé, et où ils peuvent renouer avec leurs émotions et être eux-mêmes. Le tout en vivant une expérience un peu inédite, mais joyeuse. Un tel cadre permet d’entrer dans des processus. »

 

5.2. Le parcours de spectateurs

En amont de l’atelier de création artistique, les jeunes ont eu l’occasion d’assister à plusieurs spectacles reflétant une certaine diversité culturelle et leur montrant une variété de créations contemporaines, de langages et de styles (cirque, théâtre, danse, musique) et de codes culturels européens. Ce parcours a créé un climat de convivialité entre eux et avec les adultes encadrants, un espace de confiance, et a consolidé un « collectif ». Le parcours a aussi facilité le lâcher-prise en atelier, car il a fait comprendre aux jeunes que les langages artistiques permettent de se dévoiler, d’exprimer des urgences, de témoigner… « Il a donné sens à une recherche en atelier en développant une conscience de la mise en scène, de la présence scénique et de la relation au public », ajoute Isabelle Limbort-Langendries. Pour les adultes encadrants, c’était aussi un plaisir de découvrir les jeunes en dehors de leur quotidien, de les voir se mélanger au-delà des communautés très présentes dans le centre d’accueil.

 

5.3.Le travail artistique

Chaque séance était composée d’un temps d’échauffement visant à réveiller les corps et à prendre conscience de leur mécanique et de leurs sensations, travailler les différents facteurs de la danse dont l’espace et le rythme, créer un groupe et susciter l’envie de jouer et d’explorer. « Milton invitait les jeunes à compter, à nommer les directions dans leur langue. Cette intégration des langues maternelles a permis d’accueillir chacun avec ses identités multiples, de créer un espace où toutes les cultures et les langues ont leur place et de développer pour chaque jeune une zone de confort, un socle qui facilite l’audace et l’entrée dans l’inconnu… », raconte Isabelle Limbort-Langendries.  

Vient ensuite un temps d’exploration à partir de consignes formulées par l’artiste en réaction avec ce qui se passe sur le plateau : traversées, chœur, recherche de mouvements, appuis du corps, transmission des mouvements issus de danses traditionnelles, recherche de mouvements à partir de musiques choisies par les jeunes, chants en langue maternelle et interaction chant et danse, etc. Milton Paulo Nascimento de Oliveira les invitait aussi à explorer d’autres langages. Lors du stage il était accompagné ponctuellement du dessinateur Paul Mattei et du batteur et performeur Tom Malmendier. L’un réalisait des croquis des jeunes. L’autre les invitait à expérimenter l’interaction entre la danse et la musique live improvisée et était présent à leurs côtés lors du spectacle.

La structure du stage était la même que lors des ateliers d’avant le confinement, mais les axes d’exploration relevaient davantage d’une recherche de figures performatiques alliant les techniques du cirque et du yoga : sauts, portées, postures, déséquilibres et chutes… Les jeunes ont également découvert les différentes composantes de la création d’un spectacle : musique, lumières, régie.

Le moment du « résultat », ou « petite forme » est un moment où l’on ose se dépasser. « À ékla on n’appelle pas cela un spectacle, mais une ouverture d’atelier. Pour ne pas mettre la pression et pour montrer que le processus est plus important que le résultat… Ce qui est important, c’est d’oser partager », précise Isabelle Limbort-Langendries. Ce jour-là, les invités présents, dont les membres du service MENA de Fedasil, ont pu découvrir l’exposition des dessins de Paul Mattei.

© ékla, Come and dance, illustration de Paul Mattei

5.4. Des acquis

Les jeunes ont réussi à se détacher d’un enjeu personnel (être le plus fort, le plus habile) et ont œuvré pour le collectif, mis leurs compétences, leurs forces, leurs habilités au service des autres et de la proposition artistique. L’atelier, basé sur le toucher, a permis de dépasser des a priori (voire des tabous) liés à la question du genre. L’atelier a permis aux jeunes de dépasser les barrières linguistique et culturelle et les replis communautaires observés par les éducateurs au centre d’accueil. Les jeunes ont joué tous ensemble, ri, expérimenté, osé se dévoiler dans un climat bienveillant et respectueux. Ensemble, ils ont cherché à se dire et à se comprendre à travers les langages artistiques et dans le plaisir de partager leur langue maternelle. Ils se sont entraidés, se sont faits interprètes pour les autres.

Le regard des éducateurs sur les jeunes a évolué au fil des séances d’atelier et du stage ; ils les ont découverts plus détendus, plus ouverts, plus heureux. Ils ont pointé de nouvelles aptitudes ou de nouveaux traits de leur personnalité. Ils ont découvert des petits bouts de leur histoire personnelle encore tus jusque-là. Leur regard extérieur a été très valorisant pour les jeunes et a renforcé leur capital confiance.

L’éducatrice référente du centre Fedasil a souligné que le projet était pour elle un espace de ressourcement, de motivation qui lui permettait de mieux gérer le quotidien du centre d’accueil et qui lui offrait des perspectives pour œuvrer à la transculturalité. Elle constate encore que le processus artistique permet de redonner souffle et sourire aux jeunes, même s’il s’agit de petits instants. L’un de ces jeunes confie pour sa part que cette expérience lui a offert la chance de tisser des liens singuliers avec les personnes avec lesquelles il devait vivre durant une période et que c’était cela qui lui importait le plus. « Il nous montre que la démarche artistique et culturelle a force de résilience. Je suis sûr que les jeunes tirent quelque chose de ce projet. Et nous, adultes, nous apprenons beaucoup à leurs côtés ! », ajoute Isabelle Limbort-Langendries.

5.5. Contact

ékla

Rue Saint-Julien, 30 A à 7110 Strépy-Bracquegnies

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6. « Quartiers brodés – Traces d’histoires »

Plate-forme Mineurs en exil

Service droit des jeunes de Bruxelles, en collaboration avec l’artiste Valérie Provost

 

L’objectif du projet « Quartiers brodés – Traces d’histoires » était de mettre en place, de manière itinérante, des moments hors du temps alliant l’expression de soi par la créativité plastique sur une broderie collective représentant le planisphère du monde, et l’expression des besoins des mineurs étrangers sur un plan concret, et notamment juridique, en lien avec leurs situations spécifiques et le respect -ou non- de leurs droits en Belgique.

 

Dans les centres d’accueil qui accueillent des MENA, pour les raisons que l’on imagine, l’attention est essentiellement focalisée sur des questions administratives en lien avec les procédures de séjour. Les moments de loisirs sans objectif de résultat ne constituent pas une priorité. Dans l’ensemble, les enfants participent peu aux décisions qui se prennent. D’une manière générale, il leur manque souvent de l’information pour pouvoir comprendre et décider effectivement de choses qui les concernent, y compris sur un plan juridique. L’idée de ce projet était de proposer à ces enfants et à ces jeunes des ateliers qui leur permettent d’exprimer ce qu’ils vivent, tout en « jouant », sans obligation de divulguer des choses qu’ils ne souhaitent pas, mais en comprenant que des oreilles attentives sont là pour eux, avec peut-être des débuts de réponses à leurs questions concernant leurs droits. « Nous souhaitions répondre à leur besoin plus particulier de comprendre leurs droits afin de pouvoir participer aux choix qui se posent à eux pendant leur parcours en Belgique, ajoute Christelle Trifaux, directrice de l’ASBL Service droit de jeunes (SDJ). Depuis quelque temps en effet, nous remarquons que les MENA sollicitent moins nos permanences et ceux que nous recevons ont parfois tellement peur de la politique mise en place en Belgique qu’ils ne souhaitent pas d’accompagnement, juste recevoir des informations. Dès lors, comment aller à leur rencontre différemment ? Quel média utiliser ? Comment entrer en contact avec eux sans que ce soit un entretien individuel ? »

C’est à ces multiples missions qu’un atelier de broderie collective allait tenter de répondre, deux professionnelles s’occupant de l’animation créative et un ou une troisième répondant aux questions des enfants et parfois, de leurs jeunes parents. Les moments tout à la fois informels et généreux sont essentiels pour ces enfants vulnérables, et l’atelier veillait à offrir un cadre de confiance propice à l’énoncé des questions tout à la fois intimes et concrètes. « L’objectif n’était pas la broderie en tant que telle, précise Christelle Trifaux, mais de libérer la parole. L’atelier est un lieu d’expression qui n’est pas intrusif, car si l’idée est qu’ils s’expriment, ce n’est pas une obligation non plus. C’est une possibilité. »

6.1. Les ateliers créatifs

Ce projet, porté par le Service droit des jeunes de Bruxelles (SDJ) et avec lui, la Plate-forme Mineurs en exil, s’inscrit dans une série, initiée en 2018 par l’artiste plasticienne et art-thérapeute Valérie Provost, sous le titre « Quartiers brodés ». Elle nourrit la réalisation d’œuvres textiles collectives de grand format représentant des espaces géographiques en vue aérienne. A chaque fois, plusieurs ateliers itinérants sont mis en place et étalés sur plusieurs mois, voire sur des années, et de nombreuses personnes (adultes, adolescents, enfants) ont la possibilité d’y participer sans qu’aucune expérience ne soit requise. Le projet se veut solidaire, inclusif et hautement participatif. Le processus importe davantage que le résultat -qui est toujours au rendez-vous. Il s’agit donc autant de se faire du bien que de faire du beau.

« Quartiers brodés – Traces d’histoires » est le troisième de la série, après « Quartiers brodés – Saint-Gilles » (60 ateliers) et « Quartiers brodés – Parc de Bruxelles ». Ici, les contours du planisphère ont été tracés préalablement sur une grande toile, servant de support à la créativité. Restait à ajouter des fils, des perles, des objets de petite taille, des morceaux de tissus, par la technique de la broderie à main levée, ancestrale et universelle. Comme pour chacun des « Quartiers brodés », ces ajouts ont surgi au gré de l’imagination, de la curiosité, du rythme et de l’expérience préalable de chacun et chacune. Les huit ateliers menés ont rassemblé dix à quinze personnes dans un contexte chaleureux et bienveillant le temps d’un samedi après-midi (4 heures). Les consignes, peu nombreuses, ont favorisé la libre participation, l’autonomie et l’entraide. Il n’y avait même pas d’obligation de broder… Le plaisir d’être ensemble autrement primait.

D’apparence informel, le projet a apporté aux participants découverte et expérimentation de la créativité, renforcement de la confiance en soi, mise en action, en mouvement, en projet, soin de soi, y compris là où le vécu est indicible, soutien d’un sentiment d’identité, entraide et collaboration avec les autres dans un objectif commun, fierté et inclusion, notamment par l’exposition de l’œuvre -y compris de l’œuvre non finalisée (une œuvre « Quartiers brodés » achevée suppose au moins une cinquantaine d’ateliers).

6.2. L’information juridique

Le SDJ a pris soin de répondre aux questions, généralement de nature juridique, des enfants et des jeunes. Elles avaient le plus souvent trait à leur situation personnelle, aux procédures administratives en cours et à leur parcours migratoire. Certaines questions portaient aussi sur la scolarité, le rôle du tuteur, le fonctionnement politique de la Belgique… et bien sûr la suite du projet. « Nous leur donnions des cartes de visite avec nos coordonnées pour qu’ils puissent nous solliciter par la suite s’ils le souhaitaient. La porte leur est ouverte, selon le principe d’une AMO, explique Christelle Trifaux. Notre mission de base, c’est de donner une information générale et éventuellement accompagner dans les choix que le jeune ou sa famille va faire. Une information globale qui leur permet de faire des choix. Nous sommes restés dans ce cadre de travail ici aussi : favoriser des choix éclairés qui sont source de démarches émancipatrices parce qu’ils connaîtront un peu mieux le contexte politique, social, administratif du pays d’accueil et qu’ils seront plus au courant des enjeux de leurs propres démarches. »

6.3. L’œuvre

© Quartiers brodés, Valérie Provost

Les participants étaient invités à matérialiser par exemple des trajets réels ou imaginaires directement dans la toile (qui mesure 2 x 1,5 mètres), mais aussi à broder ce qu’ils voulaient là où ils le souhaitaient, toujours à l’aide de matériaux mis à leur disposition. Tout le monde brodait, même les accompagnateurs, dans une ambiance que l’on peut qualifier de familiale. « Un jeune d’une quinzaine d’années a écrit en grand “maman” dans sa langue… raconte Christelle Trifaux. Une manière de venir avec quelque chose de compliqué – il était ici sans sa mère… Un autre a manifesté l’envie de continuer à broder seul et la fois suivante, il a ramené un bout de tissu décoré que l’on cousu sur la fresque. C’était quelque chose qui lui permettait d’être totalement détendu, de sortir de son quotidien et de ce qu’il était en train de vivre, d’être clairement en liens avec lui, les autres, nous. » Pour ces jeunes, pour tout le monde, il s’agissait d’une activité à la fois simple et étonnante, jamais faite auparavant.

Rappelons le caractère itinérant du projet, la fresque évoluant d’atelier en atelier : aux centres d’accueil MENA de la Croix-Rouge à Uccle et à Jette et au centre d’observation et d’orientation (COO) de Fedasil à Woluwe-Saint-Pierre. Elle a été exposée en cours de projet, notamment lors de la journée anniversaire de la Plate-forme mineurs en exil dans le centre de Bruxelles, et chez Pierre Papier Ciseaux, dans le cadre du Parcours d’artistes 2019 de Saint-Gilles, au cœur d’une exposition collective « Quand on n’a que la mer », dans un objectif de sensibilisation du grand public. L’œuvre est destinée à être poursuivie, par d’autres jeunes et familles. Elle gardera toujours en elle des traces d’histoires.

6.4. Le public

Huit ateliers créatifs ont été organisés dans trois centres d’accueil pour MENA dans la Région de Bruxelles-Capitale.

Près de soixante-cinq jeunes y ont activement participé, dont quinze filles (six accompagnées en famille et neuf MENA). Les garçons, tous MENA, venaient pour la plupart d’Afghanistan, mais aussi d’Algérie, de Tunisie, du Maroc, du Soudan, de Somalie, de Syrie. Certains ont brodé la frontière de leurs pays, d’autres quelque chose de décoratif.

Les mineurs se trouvaient à différentes étapes de leur parcours migratoire en Belgique. Dans les centres MENA de la Croix-Rouge, il s’agissait de MENA et de jeunes accompagnés par un membre de leur famille (le plus souvent une mère isolée) en Belgique depuis plusieurs mois ou années, qui avaient déjà introduit une demande de protection internationale ou qui avaient entamé une autre procédure de séjour, qui étaient encadrés par un tuteur et inscrits dans une école. En revanche, dans le centre COO de Fedasil à Woluwe-Saint-Pierre, il s’agissait de MENA très récemment arrivés en Belgique, qui n’avaient pas encore entamé de procédure de séjour, qui n’étaient pas encore accompagnés d’un tuteur, qui n’étaient pas encore inscrits dans une école… « Des jeunes sans réseau social autour d’eux et qui ne savent pas trop ce qui va se passer », observe Christelle Trifaux. C’est cette partie du projet, avec ce public très fragilisé, qui nous a semblé la plus porteuse (plus de questions juridiques, plus de broderie, plus de présence autour de la fresque même sans y toucher, mais en feuillant par exemple des atlas mis à disposition, plus de demandes que l’on revienne…).

6.5. Complexité

Parler de leur vécu ou de situations individuelles pendant ces ateliers créatifs n’était pas évident pour ces jeunes. « Il est nécessaire de tisser un lien de confiance avec eux, souligne Christelle Trifaux qui relève les adaptations mises en place en ce sens, notamment, au fur et à mesure : un plus gros investissement dans des jeux “brise-glace” et dans une présentation générale des droits de l’enfant, une approche plus ludique aussi, faire plus ample connaissance. » Par la suite, plus de jeunes se sont exprimés sur leurs trajectoires de fuite et ont osé poser des questions liées à leurs situations personnelles.

Les responsables du projet, pour qui il s’agissait aussi d’une première, se sont questionnés sur l’éventuel recours à un médiateur culturel pour jeter des ponts entre les centres d’accueil, le SDJ et l’artiste intervenante « C’est parfois compliqué de part et d’autre, car l’organisation des centres d’accueil n’est pas adaptée à des activités de personnes ou de services extérieurs. » Il aurait également été intéressant de se rendre plus souvent dans le même centre d’accueil pour consolider le lien de confiance. « Nous y sommes allés à deux reprises et nous n’avons pas eu la possibilité de faire autrement », déplore-t-elle. Enfin, une demi-journée d’échanges et de jeux avait été prévue entre les jeunes des centres d’accueil de MENA ayant collaboré aux ateliers créatifs et deux services d’action en milieu ouvert (AMO) de Saint-Gilles, mais elle a dû être annulée à cause de la pandémie de Covid-19. Le but était de sensibiliser des enfants et des jeunes n’ayant pas participé au projet de broderie au parcours d’exil des MENA, et de favoriser la rencontre. « Il était malheureusement difficilement envisageable de reporter cette activité vu la rotation importante des mineurs dans les centres d’accueil. Mais la fresque est toujours là, prête à servir de support à d’autres rencontres… » 

6.6. Contact

Plate-forme Mineurs en exil et Service droit des jeunes (SDJ) de Bruxelles

Darya Garegani

Rue Marché aux Poulets 30 à 1000 Bruxelles

Tél. : 02 209 61 61

7. Traces, reflet de réfugiés mineurs

Marion Colard

Ninon Mazeaud

Marion Colard est photographe. Elle a déjà travaillé avec des mineurs étrangers non accompagnés (MENA). Ninon Mazeaud est artiste plasticienne. Elle a aussi une expérience avec des réfugiés adultes et enfants. Ensemble, elles ont développé un projet artistique autour de la parole à rendre, autour de leur image et de leur identité, à de jeunes mineurs migrants qui arrivent en Belgique dans le centre de transit de Neder-over-Hembeek. D’abord un atelier, puis un livre et une exposition.

Tout est parti de la législation sur la protection de la vie privée, explique Marion : « l’autorisation d’une personne doit être demandée pour fixer, exposer ou reproduire son image. En ce qui concerne les mineurs, l’autorisation des parents ou du tuteur légal est nécessaire et, à partir du moment où la personne représentée a atteint l’âge de raison, la personne mineure doit aussi donner ce consentement avec ses parents ou son tuteur légal ». La question se pose également pour les MENA arrivant sur le territoire belge. « Certains d’entre eux sont par ailleurs recherchés par des réseaux, c’est donc aussi les protéger que de ne pas montrer leur visage. Mais ce qui est contrastant, c’est qu’ils sont eux-mêmes sur Facebook à se montrer. Ce sont des gamins comme les autres, qui font des selfies à tout bout de champ… ils n’ont parfois pas conscience du danger. » Cette problématique inhérente à l’adolescence n’est pas forcément liée à la migration, bien que l’identité et l’appartenance soient renforcées par l’exil. « On s’est demandé ce qu’était une identité et on a déterminé trois grands thèmes : le corps, le lieu et l’objet. »

Pour questionner cette identité sans la dévoiler, les deux artistes ont imaginé de donner la parole aux jeunes, garçons et filles, en leur fournissant une très large palette d’outils médiateurs : crayons, feutres, peinture, encre, photo, vidéo… pour qu’ils se les approprient et construisent leurs récits.

Afghans, Syriens, Béninois, Sénégalais, Érythréens, Marocains, Guinéens, Somaliens… Les participants sont très jeunes, quatorze ans, dix-sept ans. Certains parlent un peu le français, un peu l’anglais, un interprète vient en renfort pour le peul ou l’arabe… la traduction tortille d’une langue à l’autre. « On a fini par communiquer avec les mains, par créer un langage dans le jeu, dit Marion. En fonction de la langue, des choses différentes sortent. Avec le français en commun, nous avons reçu plus d’histoires personnelles, vécu une relation davantage dans l’intimité et le secret qui se partage. Avec la communauté afghane, on était plus dans le mouvement. » Le jeu permet de mettre tout le monde à égalité et les animatrices utilisaient elles aussi ces techniques, leur montrant comment faire.

Les ateliers se sont déroulés au centre chaque mercredi durant une dizaine de semaines. La complexité du contexte de l’accueil temporaire de ces jeunes – ils sont de passage à NOH pour un séjour d’un mois au maximum avant d’être transférés ailleurs en Belgique – a déteint sur l’organisation. « Nous savions depuis le début que le transfert allait faire partie intégrante du projet, cette contrainte de plus a ajouté une sorte d’urgence de rencontre. » Les artistes ont accueilli de deux à trente participants selon les semaines, certains ont assisté à tout le programme, d’autres à une séance seulement. Un programme décomposé en trois types d’ateliers : le corps, le lieu, l’objet. Trois symboles pour incarner qui on est, d’où on vient et, qui sait  ? Ce que l’on sera.

7.1. Le corps

Avoir conscience d’eux-mêmes, de leur corps, de leur visage, de leur nom. Avoir conscience de la place que l’on prend dans un groupe. Un travail sur soi et ensuite ouvert aux autres.

Qui suis-je  ? Suis-je le ou la même qu’il y a six mois  ? « Au début, c’était très simple, raconte Ninon. On leur a demandé d’écrire leur nom et leur âge en français et dans leur langue. Après, on leur a demandé de se dessiner d’après le miroir. Je pense que ça a été difficile pour certains de se regarder. » La démarche est très personnelle en effet, une intimité entre soi et soi. Se concentrer, déjà ce n’était pas rien. Par la suite, le but était de réussir à voir l’autre, puis de se mélanger. « On leur a demandé de dessiner le portrait de quelqu’un d’autre dans l’atelier. Ça a été important que nous le fassions nous aussi, Marion et moi. Et on les a dessinés également, car beaucoup se retranchaient derrière leur incapacité à savoir le faire. On a écrit nos prénoms pour leur montrer. Tout comme chacun d’eux, on avait un cahier pour griffonner et rédiger tout ce qu’on voulait d’une séance à l’autre. Cela a contribué à créer des liens, en somme on faisait la même chose qu’eux. » Dans leurs carnets, les animatrices conservent précieusement les portraits de tout le monde.

Après – ou plutôt avec – est venue la photographie. « Quand on n’est pas bon en dessin, poursuit Ninon, le portrait est un exercice compliqué. La photo apportait du réel à ces visages. » 

Marion leur a appris à se servir du matériel. « Se prendre en selfie avec son téléphone, c’est très différent de poser devant un vrai appareil et de recevoir sa photo en A4 et en couleurs, dit-elle. Ces séances ont pris du temps, le temps que chacun passe à tour de rôle, seul ou à plusieurs, choisisse sa posture, face ou profil, sa mimique, souriant ou grimaçant face à l’objectif… »

Retour à la protection du droit à l’image : impossible d’utiliser ces photos telles quelles  ! Alors qu’en faire  ? Les animatrices ont dressé une liste de verbes, d’actions pour détériorer ou transformer ces clichés : déchirer, découper, plier, recouvrir, cacher… « Il y avait du mouvement et de l’énergie, relate Marion. On apprend à connaître les gens en voyant comment ils dessinent, comment ils entrent dans la matière : il y a celui qui déchire brutalement, celui qui découpe avec précision… Dans un même exercice, les caractères, les personnalités et les émotions s’expriment différemment. » Le jeu est un canal privilégié. Les animatrices leur ont aussi proposé de déformer leur visage en s’appuyant contre une vitre, gardant toujours en tête une forme de lâcher-prise, et qu’on ne puisse pas les reconnaitre.

« En partant du portrait personnel pour arriver au collectif, pour arriver à se mélanger, on posait cette question : l’identité n’est-elle pas multiple  ? »

Après avoir tout coupé, tout mélangé, tout disposé sur une grande table : une multitude de nez, d’yeux, de bouches… les jeunes ont reconstitué des visages avec des bouts de l’un, des bouts de l’autre, des bouts de filles avec des bouts de garçons, de ceux qui étaient présents comme de ceux qui avaient déjà quitté le centre. « Il y avait du symbolique, de l’esthétique pure, du ludique aussi. »

Cet atelier particulièrement désinhibant était un passage nécessaire pour aborder les thèmes suivants. Mais comment raccrocher les nouveaux participants qui arrivaient chaque mercredi  ? « Très vite, il y a eu deux groupes : les nouveaux avec qui on refaisait ce premier exercice du portrait, et les autres qui leur montraient ce qu’ils avaient produit tout en avançant. On a donc longtemps décliné cet atelier avec de multiples variations : peindre sur les photos, avec de la couleur ou à l’encre sur un immense calque qui les recouvrait toutes. Ils n’ont pas systématiquement retravaillé leur image, ils se sont aussi occupés de celle des autres. »

L’atelier de transition entre le thème du corps et celui du lieu fut celui des mains. Les jeunes les ont détourées avec un crayon, en ont tracé le contour. « Certains n’avaient jamais fait ça. On leur a demandé ensuite d’écrire une histoire, de se présenter dedans et autour, comme un calligramme d’Apollinaire [1]. On a photocopié des mains, des parties de visages, on les a mélangées comme les portraits… »

Chaque semaine, les animatrices leur apportaient les images de la séance précédente, en souvenir. « Tout ce travail leur appartient aussi, disent-elles. Il n’y a pas que le rendu lors de l’exposition ou dans le livre. Il y a aussi tout ce bénéfice immédiat et personnel, individuel. » Les murs des chambres et des couloirs ont vite été tapissés de ces clichés  !

7.2. Le lieu

Marion et Ninon affichent un sourire en coin. « Le début de cet atelier a été chaotique, confient-elles. La seule chose qui nous reliait, c’était le lieu où on se trouvait tous ce jour-là : le centre Fedasil à Neder-over-Hembeek, qui est en périphérie de la ville et en tant que tel, déjà en marge. » Elles se sont lancées dans la cartographie, montrant aux jeunes où se trouvait le centre d’accueil, l’Atomium, traçant des trajets qu’ils effectuaient régulièrement… « Mais ça ne marchait pas… la plupart d’entre eux n’avaient jamais vu de carte, ils n’avaient pas de repères non plus. Il a fallu revoir nos propres balises. » C’était challengeant. « À l’intérieur du centre, on voulait qu’ils nous fassent visiter les endroits importants pour eux. Pour l’un, sa base était l’endroit où il y avait la meilleure connexion wifi et où il pouvait communiquer avec sa sœur au loin. » Se posait aussi la question d’un lieu bien à soi, d’une chambre personnelle. « Ici, constate Manon, ils sont quatre par dortoir, ils sont dans une collectivité permanente. Le seul espace privatif est leur lit superposé et un casier. »

7.3. L’objet

C’était l’atelier le plus libre. Les animatrices sont parties de l’idée du chemin, long, parcouru par ces jeunes. Qu’avaient-ils emporté avec eux  ? Elles leur ont demandé de dessiner cet objet. « On s’attendait à des photos de famille, un vêtement, et on a eu beaucoup de GSM… C’est le lien avec leur monde d’avant, celui d’aujourd’hui et celui d’après. C’est grâce à lui qu’ils rencontrent des gens et c’est la musique, hyper importante aussi. Ce sera donc plutôt un travail sur la perte : quels sont les objets que tu as laissés ou que tu as perdus et qui étaient importants et dont tu te souviens  ? »

À ce stade, elles ont pris plus de temps individuellement avec chacun et de magnifiques histoires ont émergé, comme autour du bracelet de cette jeune fille, une simple cordelette achetée avec sa mère au marché avant de partir. « C’était à la fois très intime et ludique, comme lorsque de jeunes Afghans ont sorti des foulards, se cachant derrière pour se prendre en portrait… »

Un des jeunes ne voulait pas dessiner, ça ne l’intéressait pas, mais il voulait être là et il voulait écrire. Marion et Ninon lui ont déniché une machine à écrire. « On aurait pu travailler simplement avec du papier, de la colle et des ciseaux, mais c’était important pour nous de déployer un maximum d’outils différents pour qu’ils trouvent leur technique de prédilection, le média qui leur convenait le mieux pour s’exprimer. » Certains ne faisaient que des photos, un autre branché « caméra » a réalisé un reportage de l’atelier, un autre encore a composé des chansons de rap… Il y avait des appareils photo jetables, à l’ancienne  ! À l’heure de Snapchat et d’Instagram, ils ont appris ce qu’était une pellicule argentique  ! Elles les ont aussi tous accompagnés dans les moments de découragement. « Ce sont des ados comme les autres, il ne faut pas l’oublier. On n’est pas des psys, mais leur dire que ce qu’ils font est beau, que ça a de la valeur, ça leur fait du bien. » Toutes ces voies ou voix d’expression n’auraient pas été possibles sans le chemin parcouru depuis le premier atelier. Idem pour le rapport entre eux : les relations les plus denses se sont établies avec ceux qui sont restés le plus longtemps, qui étaient présents à toutes les séances.

7.4. Un livre et une exposition

© Marion Colard et Ninon Mazeaud
© Marion Colard et Ninon Mazeaud

De toutes ces séances, de tous ces dessins, de tous ces portraits revisités, est né un livre dans lequel chaque jeune, qu’il ait passé une heure dans l’atelier ou qu’il n’ait manqué aucun rendez-vous, trouve une trace de ce qu’il y a fait. Chacun en a reçu un exemplaire, un petit format facile à garder avec soi dans son bagage. Chacun a aussi a été invité au vernissage de l’exposition présentant les originaux de leur production. « On a passé des heures à appeler tous les centres en région pour les localiser. Il y en a qui sont venus avec leurs éducateurs, avec des copains à qui ils voulaient montrer le projet auquel ils avaient participé. »

L’exposition est doublement importante. C’était un objectif final pour les jeunes qui ont participé à ces ateliers. II reste quelque chose de leur travail, de leur passage, pour eux et pour le reste de la société. C’est aussi une vitrine qui pourra faire bouger les choses dans les centres d’accueil, parmi les éducateurs. « Le but de ce projet, c’est d’en montrer les résultats, mais aussi de poser un autre discours, un autre regard, de présenter d’une autre façon des personnes habituellement rangées dans des cases “migrants”, “tragédie”, voire “délinquance”. On aimerait bien sûr que des initiatives similaires se multiplient et qu’elles ne touchent pas que les convaincus. » Les visiteurs ont été invités à dessiner leur portrait, déjà un premier partage d’expérience…

7.5. Contact

Marion Colard : marioncolard01@gmail.com ; Ninon Mazeaud : ninon.mazeaud@hotmail.fr.