Les observations ont porté sur l’évolution de la situation administrative, psychosociale, scolaire, de la santé, de l’activité sportive, culturelle et ludique.
Objectiver les pratiques sportives et ludiques de MENA et en estimer l’impact sur leur capacité de résilience face aux traumas posés par la situation d’exil nécessite de quantifier cette activité sportive et récréative de jeunes résidents dans un centre d’accueil et d’identifier des indicateurs de résilience. « Cet objectif est devenu un véritable défi dans le contexte de la pandémie qui, dès mars 2020, a éteint pratiquement toute activité structurée à l’extérieur du centre d’accueil. L’équipe — réduite — a dû elle-même faire preuve de résilience afin de poursuivre l’accompagnement, les soins et l’occupation des jeunes résidents. Des activités ludiques et sportives ainsi que le soutien scolaire ont été organisés au sein et à partir du centre, mais elles étaient forcément sporadiques et davantage diversifiées. Surtout, elles ne permettaient plus aux jeunes de bénéficier des liens avec les entraîneurs, les animateurs, les coéquipiers ou adversaires sportifs externes au centre qu’ils avaient pris l’habitude de fréquenter », explique Altay Manço.
Les jeunes ont commencé à organiser entre eux des matches et d’autres activités dans, autour et à partir du centre. « Ce fut une riche expérience, mais cela a rendu plus ardue l’observation dans le cadre de cette recherche : les activités de plus en plus hétérogènes se prêtaient mal à une observation standardisée et se déployaient souvent sans la présence des éducateurs », poursuit-il. Cette réserve est importante, car elle permet de pondérer la faiblesse des résultats quant à un impact direct et massif des activités sportives et des liens sociaux qu’elles impliquent sur la capacité de résilience de jeunes exilés. « L’effet découvert est moins direct et plus complexe, enchaîne Danièle Crutzen. De plus, la pratique d’activités sportives et ludiques apparait en concomitance avec des signes de souffrance et de difficultés psychologiques. Cette constatation, d’une apparente contradiction, indique que ces activités sont mises en œuvre comme autant de réponses résilientes face à l’adversité. Elles n’en signent pas le dépassement, mais la prise en charge. »
Activités ludiques et sportives des résidents. L’observation a principalement porté sur la pratique structurée et régulière d’un sport à travers l’affiliation à un club, l’accès à un équipement, la fréquentation d’une équipe externe au centre, etc. Sur les quarante-huit jeunes observés durant près de deux ans, seize ont préféré un sport collectif largement pratiqué en Belgique et avec diverses possibilités de rejoindre des équipes locales, principalement le football. « On constate que cette option intéresse principalement les jeunes issus du continent africain, dont le niveau de maîtrise du français oral permet d’interagir de manière aisée au sein des clubs et qui apprécient leurs talents de joueur », notent les porteurs de cette recherche. Cette activité collective leur permet d’engranger de nombreux feedbacks positifs ou critiques bienveillantes de la part d’adultes (coaches) ou de pairs significatifs. « C’est l’occasion d’un surcroît de confiance en soi qui renforce l’insertion sociale des MENA dans des collectivités locales. Une dimension frappe : les feedbacks en sport suivent de près l’action et l’effet de l’effort est visible rapidement. Cette immédiateté n’est probablement pas sans rapport avec le sens qu’ils trouvent », souligne Altay Manço.
Un deuxième groupe de onze jeunes se cristallise autour de la pratique du cricket, très populaire en Asie du Sud. Il s’agit de jeunes originaires d’Afghanistan parlant très peu le français. Le club le plus proche se situe à une centaine de kilomètres du centre, l’équipement est difficile à acquérir, surtout depuis le Brexit, et les règles sont inconnues des éducateurs… Ce sport fonctionne de facto comme un espace-temps exclusif, regroupant de jeunes initiés. La pratique n’aide pas la création de liens sociaux avec les personnes locales ou le brassage entre résidents de diverses origines. « Toutefois, précise la directrice, l’expérience montre qu’elle a une dimension symbolique forte, canalisant beaucoup d’affects. Lors de différentes épreuves subies par les jeunes, conflits, stress, décision négative… on voit les jeunes Afghans initier spontanément une partie de cricket afin d’accuser le coup. Les battes, tels des objets transitionnels, passent de main en main lorsque des jeunes doivent quitter le centre. »
Six jeunes fréquentent régulièrement les salles de fitness (le centre dispose d’un local de musculation) et/ou pratiquent le jogging. La majorité des jeunes privilégiant cette orientation sportive sont de nationalité afghane. Dix jeunes pratiquent la natation dans une piscine des environs ; ils sont d’origines variées et pratiquent également ou ont pratiqué l’hippothérapie, des activités de type culturel comme des cours de guitare ou une initiation au hip-hop.
Activités scolaires. La plupart des jeunes fréquentent un dispositif d’adaptation scolaire pour primo-arrivants ou un cycle d’alphabétisation. La plupart des MENA originaires de pays partiellement francophones sont placés dans des classes ordinaires, souvent dans un cycle professionnel ou dans l’enseignement en alternance, où ils suivent les mêmes cours que des élèves belges. Pratiquement tous les jeunes originaires d’Afghanistan se retrouvent dans des classes spécialisées où ils côtoient d’autres primo-arrivants, dont de nombreux autres Afghans résidant dans divers centres d’accueil de réfugiés de la région. « Ce n’est pas la moindre des contradictions qui freine le développement des compétences en français… relève Altay Manço. Par ailleurs, certains jeunes n’ont jamais été scolarisés dans leur pays d’origine et ont beaucoup de difficultés à comprendre les consignes sédentaires et abstraites ainsi que le sens des activités scolaires nécessitant le calme et dont les résultats ne sont rendus que longtemps après, de manière écrite et impersonnelle. Le contraire, sans doute, de ce qui se passe sur un terrain de sport ! » Ces difficultés sont source de conflits avec le milieu scolaire et présentent un caractère anxiogène pour les jeunes concernés, ce qui diminue leur implication à l’école.
Activité « administrative ». Le score de l’activité dite administrative est une addition du nombre de contacts durant un trimestre avec des acteurs tels que l’avocat, le tuteur, les administrations et la cellule ad hoc du centre. Il mesure l’intensité relative des démarches concernant le jeune. « L’intensité de cette activité, dont dépend l’avenir du jeune en Belgique, est en forte corrélation avec son absence des bancs de l’école et avec l’intensité des soins psycho-médicaux sollicités par le MENA », observe Danièle Crutzen.
Évolution de la santé et du bien-être des jeunes. La quantité et l’intensité des prestations médicales sont autant liées à une forte activité administrative qu’au nombre d’absences à l’école. Il semble également exister un lien entre l’âge d’arrivée relativement avancé des jeunes au centre et les prestations médicales qu’ils nécessitent. Parmi ces soins, l’offre en psychothérapie semble concerner essentiellement des jeunes parlant le français et, conséquemment, ayant une scolarité plus avancée que d’autres jeunes. On constate une corrélation entre la participation à une thérapie et l’âge, les plus âgés étant davantage concernés. Les jeunes orientés vers la psychothérapie semblent davantage en rupture scolaire et développent une interaction plus soutenue avec les éducateurs du centre que la moyenne de l’échantillon. Ce dernier score est négativement corrélé aussi avec le vécu conflictuel à l’école, ainsi que la densité des prestations médicales. « Mieux le jeune se sent, moins il est en conflit avec son environnement et moins de soins il nécessite », résume la directrice. Il apparaît aussi dans les résultats que plus le jeune passe de temps au centre, plus il a l’opportunité de développer des aptitudes résilientes. « Cela signifie que de véritables apprentissages se font dans cette période : nous ne sommes pas uniquement un refuge provisoire, mais aussi un lieu où l’on apprend, à géométrie variable. Et l’intérêt de diffuser des résultats comme ceux-là, c’est d’interpeler les systèmes d’accueil et la manière de penser l’accueil », appuie-t-elle.
Effet de la période Covid. Les écoles étant fermées à plusieurs reprises et pour de longues durées, les conflits et tensions les concernant s’effondrent. L’équipe du centre ressent un surcroît de bien-être chez les jeunes malgré la poursuite de l’activité dite administrative et son lot de stress. Face à l’arrêt des activités sportives habituelles pouvant constituer un contrepoids à l’angoisse, le centre organise ou soutient des initiatives sportives et culturelles variées de même qu’une « école à domicile » compensant les effets du confinement. Le récit de cette période fait par le personnel éducatif laisse entendre un engrangement de bénéfices psychologiques et cognitifs auprès des jeunes : les progrès en français ne sont pas freinés par la fermeture de l’école, la consommation d’antidouleurs diminue drastiquement alors que les prestations médicales, elles, ne diminuent pas. « La période Covid semble avoir eu moins d’effet sur les MENA — et même avoir eu des effets positifs — que les difficultés engendrées par l’activité administrative et surtout scolaire », note encore la directrice.